Texte paru dans La Part de l’Œil, n° 25/26 – 2010/2011. Dossier : “L’art et la fonction symbolique”, Editions La Part de l’Œil, Bruxelles.
Le Geste du Kolam, Marie Preston (Extrait)
"Jean Renoir commence Le Fleuve (Inde, 1951) par un plan montrant une femme qui dessine un kolam : c’est, explique-t-il, pour nous honorer en tant qu’hôte et nous offrir son film. Dans l’État du Tamil Nadu, au Sud de l’Inde, un kolam protecteur est tracé chaque matin sur le seuil de la maison. Le terme, d’origine dravidienne, désigne cette pratique qui se transmet de mère en fille et qu’une des femmes de la maison doit maîtriser. C’est pendant le mois de margali, qui débute avec le solstice d’hiver et s’achève avec la fête de Pongal, que les kolams sont les plus spectaculaires : ce mois, réputé pour être celui où toutes sortes d’épidémies se répandent, appelle une protection accrue du foyer et les kolams sont plus grands, plus complexes. Fin 2005-début 2006, j’ai passé un mois et demi dans le Tamil Nadu – à Madras, Madurai et Puducherry – non pas pour faire mon « terrain » d’anthropologue mais pour réaliser une vidéo documentaire sur la pratique du kolam : Quand la main dessine. Le kolam est un ornement éphémère, il est la trace d’un geste et son sens tient tout autant au motif qu’au lieu et aux circonstances de sa réalisation. Je n’ai pas cherché à décrire le phénomène de manière didactique mais plutôt à ouvrir des pistes d’interrogation sur la spécificité d’une pratique visant à la confection d’un objet investi par une action. Le présent texte est le prolongement de cette interrogation.
J’ai découvert le kolam enfant, à neuf ans, lors d’un séjour en Inde. Ma tante, indienne, la femme de mon oncle maternel expatrié en Inde depuis une trentaine d’années, chez qui nous résidions à Puducherry, me donna un cahier de modèles de kolams et m’incita à m’entraîner à les dessiner. Constitué d’une trame de points autour desquels est tracée une ligne serpentine, le kolam peut être décliné à l’infini. Avec le cahier, m’avait été offert un carnet dont les pages étaient imprimées d’une trame de points, et sur lequel je recopiais les dessins en m’appliquant à faire onduler la ligne correctement. Par la suite, grâce à des conversations avec ma tante lors de nouveaux séjours à Puducherry, je découvris que cette pratique avait une dimension religieuse, qu’elle tendait progressivement à perdre. Malgré cette sécularisation, il m’a semblé, lors de mon dernier séjour et du tournage de Quand la main dessine, que le kolam conservait, aux yeux de la plupart des femmes qui le traçaient, son efficacité protectrice."