Texte publié dans le livret accompagnant l'exposition éponyme au Centre Céramique Contemporaine de La Borne, juin-juillet 2014
La Veine
À l’arrière du Centre Céramique, gît une sorte de boli [1] géant, une forme organique recouverte de terre, percée d’orifices, la gueule ouverte, tout en longueur : un premier four. Dans l’atelier de la poterie Talbot, je découvre un autre four très différent : une voûte faite de briques soyeuses, de la projection de cendres et de sel, un damier architecturé. Je pense à une coque, une barque renversée, on appelle aussi ce type de four : baleine, cachalot. « Le destin d’un travail de plusieurs mois se joue au cours de la cuisson ; le feu doit être guidé, “conduit”, selon des règles en apparence immuables, souvent modifiées selon la saison, la température extérieure, la direction du vent qui exigent du patron-potier responsable de l’opération une connaissance intime non seulement du four et de la matière à cuire, mais aussi de tout un environnement.» [2] Encore à l’heure actuelle, quand un céramiste remplit un four après six mois de travail pour ensuite chercher, tâtonner, expérimenter pendant une cuisson qui elle-même dure plusieurs jours, cela révèle une conception du temps loin de la gestion productiviste. Près du four Talbot, on me raconte qu’au siècle dernier les femmes venaient chercher les braises incandescentes sorties de l’alandier pour alimenter leur foyer. Ces mêmes braises cuisaient à la fois les contenants et les aliments qu’ils contiendraient. Dans le musée de la Poterie, l’exposition des bacs à lessive nous rappelle que le lavage des draps se faisait à la cendre, cette même cendre qui fondait en émail sur ces bacs. Cendres, charbons de bois, les activités de chacun étaient reliées par le feu. Le temps a passé depuis ces pratiques et pourtant, une idée d’autonomie possible du village, retiré du monde, reste sensible. La nature alentour offre la matière première de la céramique dans son cycle complet de production et la vie des hommes semble toujours se construire exclusivement autour de leur fonction, de leur création. Mon séjour à La Borne fut imprégné de cette histoire et les œuvres conçues à cette occasion parcourent un chemin : des contenants aux fours ventrus, de ces visions d’animaux aux trous à terre, de l’histoire du village à l’histoire de ceux qui ont continué de l’écrire quand la poterie était devenue obsolète.
Avant de choisir de travailler avec Georges Sybesma, je ne savais pas qu’il avait construit ses « premiers fours à bois dans le jardin familial, avant d’en creuser d’autres au fond d’anciens trous d’obus dans les bois de Saint-Cucufa près de Paris. » [3] Je ne savais pas non plus que « construire son four » constituait une forme d’initiation et que beaucoup étaient déjà passés par là avec plus ou moins d’expérimentations dans le choix des formes et des matériaux. Enfin, je ne savais pas que j’aurais la joie de rencontrer Claudine Monchaussé et Monique Lacroix, toutes deux témoins du « renouveau » de La Borne et chacune porteuse d’une œuvre d’une très grande force.
Habitée par une image qu’elle poursuit, mi-taureau, mi-déesse mère, les sceptres de terre de Claudine Monchaussé m’apparaissent comme un prolongement de son corps. Il faut saisir ses sculptures. Elle me cite Rimbaud, Soleil et Chair, pour me parler de son œuvre. « Je regrette les temps de la grande Cybèle qu’on disait parcourir, gigantesquement belle, sur un char d’airain, les splendides cités ; son double sein versait dans les immensités le pur ruissellement de la vie infinie. L’Homme suçait, heureux, sa mamelle bénie. » Soucieuse de ne pas trop en dire, elle aurait pu formuler : « se taire, terre », mais, silencieuse, elle me l’a fait lire. Ainsi pourrait commencer le récit de son arrivée à ses vingt ans dans le village : « Il y avait des tas de bois, des tas de pots, des tas de fours partout. » Alors qu’enfant elle ne comprenait pas que l’on puisse partir travailler à l’extérieur pour revenir chez soi le soir, son installation à La Borne lui prouve qu’une autre vie est possible. Elle accompagnera la métamorphose produite par les vingt années de présence d’artistes sculpteurs au côté des artisans tourneurs eux-mêmes héritiers de savants modeleurs de sculptures dites populaires. Et puis elle me décrit les années soixante et l’arrivée de nouveaux fours, les fours à trois chambres, à plus grande contenance que les fours dits « de Sèvres » qui avaient accompagné l’arrivée des Lerat. Ces fours qu’il fallait remplir ce qui mena, de fil en aiguille, au retour du tournage et à une activité rebasculant dans la production.
Avec Monique Lacroix, je discute longuement autour de la grande table en bois de son salon recouverte de ses poules de différentes tailles, variations infinies de formes modelées avec de la terre qu’elle continue de puiser dans son stock des années cinquante. Elle les ornemente de gravures géométriques, elle les rehausse aussi parfois d’une touche ou d’une ligne d’émail bleu. Elle fait ça « pour elle », « ça me fait vivre », me dit-elle. L’année où Jean Lerat arrivait à La Borne, Monique Lacroix avait dix ans. C’était en 1941. Et parce que son père était dans le maquis et que sa mère avait été contrainte par les autorités à partir dans le Gers, Monique avait été envoyée chez les Freinet. Déjà avec ses parents, fervents enseignants et praticiens de la méthode nouvelle, ils correspondaient avec d’autres écoles, imprimaient des journaux scolaires, sortaient découvrir leur environnement et comme tous bons fréneitistes, ils étaient communistes, ils allaient aux congrès de Pâques et en vacances à Vence. Monique Lacroix me raconte par exemple que sa classe correspondait avec une classe du Var et qu’ils recevaient des crabes par la poste au grand désespoir du facteur. Ancienne enseignante des Beaux-Arts de Bourges, durant son cours de couleur, elle préparait des teintures naturelles avec ses étudiantes. « On aurait dit des sorcières », me dit-elle. Héritage qu’elle assume encore aujourd’hui en souriant.
Mes escapades dans la forêt me conduisent aux « trous à terre ». Parfois une motte retournée par des animaux met à nu une terre jaune, ocre, or. La pluie remplit les trous où les arbres se reflètent. Dans le hameau Les Potiers, près du filon, à cinq kilomètres de La Borne, Paul Milhiet, un agriculteur retraité, me fera visiter les trous à terre (avec son accent berrichon, j’entends « trois terres »). Dans les bois, chênes, charmes, châtaigniers, trembles voisinent avec ces trous, ces collines, ces ondulations. Près des puits où était tirée la terre, se trouvent des alcôves au-dessus desquelles étaient plantés des piquets en forme de hutte pour faire un toit de genêts et de bruyères à ceux qui vivaient et creusaient là toute la semaine pour remplir des charrettes que d’autres montaient à La Borne. Les tireux de terre. Ils ont creusé partout au plus près des arbres. Enfant, Paul Milhiet y amenait les chèvres et les vaches. Il n’y jouait pas. Alors que j’y vois un vrai terrain de jeu.
La mythologie de La Borne participe d’une multitude d’histoires : celle de la veine de terre, filon pourtant à l’écart du village, des poteries, des bûcherons, des fours « baleines », des trous à terre, du folklore et de Georges-Henri Rivière puis de la guerre, des Lerat et de ceux qui ont plongé tête baissée dans la poésie des forêts et des architectures de saloirs abandonnées dans les champs. Cette histoire, c’est ensuite celle des fours anagamas, des années soixante-dix et de la mode du grès, de Leach, du Japon et de la Corée, du raku… Enfin, aujourd’hui, dans ce village de potiers (pancarte touristique à la clef), les potiers ne sont plus potiers mais céramistes et les styles et les techniques se multiplient. Georges Sybesma me dit que « La Borne est un château fort dont on a oublié le pont-levis » et qu’ici « on est né dans une boule de terre ». Ainsi, retenant la leçon de Hans Arp pour qui il est « plus naturel de broder que de peindre à l’huile » car « les hirondelles brodent le ciel depuis des milliers de siècles », déclarant qu’ « il n’existe pas d’Art appliqué » [4], l’ensemble de l’exposition travaille à l’indétermination entre modelage et moulage, entre utilitaire et sculptural, entre artisanat et art.
Marie Preston, avril 2014
[1] En Afrique de l’Ouest, les boliw sont des objets sacrés qui accompagnent les rituels. Ils sont « de taille et de poids variables » ; ils sont faits de centaines d’éléments provenant de la nature (kungo, « brousse ») et de la culture (dugu, « village »). On y trouve, selon les lois de la métonymie et de la métaphore, des fragments à base de terre, de pierre, de minerais, de métal, de bois, d’écorce, de racines, de feuilles, de cuir, de griffes, de crocs, de cornes, d’os, de poils, de sang, de placenta, d’autres substances et humeurs du corps animal et humain. » Colleyn (Jean-Paul) « L’alliance, le dieu, l’objet », revue L’Homme, n° 170, « Espèces d’objets », avril-juin 2004, p. 67.
[2] Jean Favière, «Potiers en terre » du Haut-Berry, Musée du Berry, Bourges, 1962, p.25. [Propos liminaire de Georges-Henri Rivière, conservateur en chef du musée des Arts et traditions populaires.]
[3] Aurélien Gendras, Georges Sybesma, Mondes mouvants, 2011, p. 3.
[4] Hans Arp, Jours effeuillés, poèmes, essais, souvenirs, 1920-1965, Gallimard, 1966, p. 297.