“Du divers à la relation : Formes d’expérience". Introduction de thèse de doctorat, Marie Preston, septembre 2008
“L’année où je commence cette thèse est l’année où je fais la connaissance d’Hawa Camara, médiatrice de l’Association des femmes maliennes de Montreuil (AFMM). À partir de cette rencontre, et pendant quatre ans, mon activité artistique s’est déplacée dans le local associatif où, chaque mercredi, pour un après-midi de « convivialité » et de couture, se réunissent des femmes d’origine malienne résidant à Montreuil. Après une première rencontre pour la journée internationale de la Femme en 2004, l’expérience s’est poursuivie grâce à des pratiques dites féminines comme la couture et le tricot. Chaque semaine, le travail artistique, vecteur d’étonnement et parfois d’incompréhension, a engendré le dialogue. Ma position d’étrangère au groupe était redoublée par l’expérience d’étrangeté liée à l’immersion dans l’atelier, pendant quelques heures par semaine, dans une culture, une langue, une réalité sociale différentes de la mienne.
Si rendre compte du double cheminement plastique et théorique d’une pratique artistique en collaboration est l’enjeu de cette thèse, il s’agit pour moi de revenir sur les chemins empruntés et, avant tout, sur les personnes rencontrées. Il convient donc d’insister sur ce projet, fondateur pour ma pratique, que j’ai mené conjointement avec ces femmes pendant ces quatre années. Les circonstances qui l’ont permis sont indissociables de mes études aux Beaux-Arts de Paris que j’intègre en 2003, dans l’atelier de Marc Pataut et de Patrick Faigenbaum. J’y rencontre les membres du collectif Des Territoires, qui s’est constitué, d’une part, après une intervention pédagogique que ces deux artistes avaient menée dans l’école avant d’y enseigner et, d’autre part, autour d’un séminaire dirigé par Jean-François Chevrier qui enseigne l’histoire de l’art dans cette même institution. Invité par la Maison Populaire de Montreuil, le collectif commençait un projet de recherches prenant pour thème cette même ville. Le groupe avait déterminé cinq axes de recherches auxquels ils travaillaient par petits groupes : le passé communiste, les grands ensembles, la zone pavillonnaire, les murs à pêches et la communauté malienne. C’est à cette occasion qu’il m’a été proposé de travailler avec deux photographes, Anisa Michalon et Claire Soton, et de rencontrer les membres de l’Association. Alors que ma collaboration avec le groupe Des Territoires s’est assez vite arrêtée, mon travail avec l’Association des femmes maliennes s’est poursuivi.
Quand je suis allée leur rendre visite pour la première fois, elles cousaient des boubous pour une fête qu’elles organisaient en l’honneur de la journée de la Femme. Je choisis de participer à leur activité, mais en employant une autre technique de fabrication. Intervenant dans le champ des arts plastiques, il n’y avait a priori pas de raison pour je calque mon activité sur la leur. Je réalisais donc un premier objet-boubou, Conversation, selon la technique suivante : je découpais le tissu avec lequel sont fabriqués les boubous, le wax, en minces rubans et, après l’avoir découpé, je faisais de ces bandes — en les nouant les unes aux autres — des pelotes que je tricotais. Par la suite, d’autres sculptures et installations ont été réalisées grâce à cette technique ou avec du wax : Chutes (2004), Calebasses (2006), Sur le seuil du divers (2006). Alors qu’auparavant ma pratique (photographique et vidéo) se développait autour de problématiques critiques sur le pouvoir des images et la manipulation de celles-ci par les médias, pour ce projet, je mis volontairement l’image de côté. Ce choix s’imposait par le contexte dans lequel allait se développer le projet, nous le verrons.
D’autres projets ont suivi. La plupart ont été engagés lors de voyages, notamment au Cambodge, au Vietnam et en Inde. À Phnom Penh, en 2004, je réalise avec deux autres étudiantes des Beaux-Arts de Paris et deux étudiants cambodgiens de l’Université royale des Beaux-Arts de Phnom Penh, des vêtements « activés » pendant une action, Nets, à partir d’habits traditionnels Khmer. Au Vietnam, en 2005, je réalise en collaboration avec un autre artiste, Julien Pastor, une série de pièces dont, notamment, une photographie (Binh Phung ou à l’abri du vent), une sculpture (L’obstacle) et une installation vidéo (Karaoké-Marathon), pour une exposition au centre culturel français de Hanoï. Puis, en Inde, entre 2004 et 2005, je tourne un film vidéo documentaire Quand la main dessine, sur une pratique rituelle, le kolam, et réalise aussi une série de photographies, présentée en diaporama, De seuils en façades. L’intérêt que je porte au kolam s’était déjà manifesté ces mêmes années par une série de performances et par un objet, un « paillasson-kolam », exposé en 2005 sur le seuil de la villa Savoye à Poissy. En 2004, une des performances, Kolam, avait eu lieu dans un appartement privé et, en 2005, l’action Citoyennes tricoteuses s’était déroulée sur le seuil de l’Institut finlandais à Paris. Enfin, depuis deux ans maintenant, je mène une recherche à Saint-Denis, autour de la légende du saint céphalophore Denis. Cette recherche s’est concrétisée, en 2007, par la création de deux vidéos, Un pointillé sur une carte et Plaine, ainsi que par une série de sculptures en argile, Sans tête, modelées lors d’une action collective avec des habitants de Saint-Denis et des passants sur le parvis de la basilique de cette même ville. C’est donc à partir de l’étude de ces œuvres et de ces actions que la thèse se développera.
Ces divers projets sont des collaborations à partir de rencontres suscitées en engageant une activité dans des territoires spécifiques. Photographies, sculptures, activités et films vidéos prennent forme selon des modalités diverses allant de la restitution d’expérience à des actions collectives. Chaque projet induit un certain nombre de questions qui visent à déterminer les problématiques et choix opératoires propres à une pratique de la collaboration cherchant à vivre et à formaliser des expériences. Autrement dit, il s’agit de comprendre comment se crée et se développe une relation intersubjective, et comment faire œuvre à partir de celle-ci en favorisant des procédures dialogiques. Avant d’engager ces collaborations qui se construisent dans des contextes qui sont le plus souvent les reflets du monde globalisé et postcolonial actuel, je détermine un positionnement qui est, chaque fois, spécifique. Généralement, il se situe à mi-chemin entre, d’une part, un modèle méthodologique et réflexif qui serait ethnographique, à la fois par l’acquisition de connaissances et par l’expérience acquise grâce à une collaboration, et, d’autre part, un autre « modèle » de rapport au monde et à l’altérité qui serait, simplement, celui du voyageur dont le « déplacement » favoriserait une esthétique du Divers (Victor Segalen) et une poétique de la Relation (Édouard Glissant). Ainsi, nous comprenons que je préfère à l’art contextuel (Paul Ardenne) le « terrain » de l’ethnographe, et à l’art relationnel (Nicolas Bourriaud) la poétique créolisée d’Édouard Glissant et les Objets relationnels de Lygia Clark qui se démarquent « d’une politique de la subjectivation marquée par l’individualisme » (Suely Rolnik).
Si ces problématiques se posent au regard d’une pratique qui m’est personnelle, je les envisage aussi à partir d’œuvres d’artistes modernes et contemporains. Cette recherche d’un positionnement adapté à des situations spécifiques et au contexte actuel dans lequel je vis, en France, ne transite pas simplement par une recherche plastique, elle est naturellement accompagnée par l’histoire de l’art. Bien qu’il ne se soit agi à aucun moment de « collaboration », l’impact que représenta, au début du siècle, la prise en compte d’autres modes de représentation par les artistes primitivistes est fondamental. Mes réflexions rencontrent les pratiques de ces artistes à travers la question de « l’appropriation » (Arnd Schneider) et par la manière dont s’appréhende, d’un point de vue artistique, la rencontre avec une autre culture. De plus, cette attitude productrice d’art, selon l’expression que Robert Goldwater employait pour définir le primitivisme, est à l’origine de la contiguïté, selon l’expression de Jean Jamin, entre art et ethnographie. Au-delà du primitivisme, c’est la figure de Michel Leiris qui m’intéresse en particulier, dans la mesure où cet auteur occupe une place déterminante dans la réduction des frontières entre l’art et l’ethnographie. Mais, globalement, le moment le plus significatif semble être la publication de la revue Documents. Les individus qui y collaborent, autant que les rapprochements ménagés par les associations entre le texte et les images mais aussi entre les disciplines, m’interpellent au regard de ma pratique. Les collaborations entre artistes et ethnographes — voire, comme dans le cas de Leiris, le devenir ethnographe de l’artiste — font bien plus écho à mes problématiques que l’attitude primitiviste qui consiste à emprunter des formes et des techniques sans souci de ce qu’elles représentent, autrement dit décontextualisées.
Dans les années soixante, les artistes néo-primitivistes font des performances qu’ils définissent comme des rituels et étendent leurs intérêts à une nature envisagée comme un lieu symbolique et idéalisé, d’une primitivité et d’un archaïsme qui accueille leurs oeuvres monumentales en leur conférant une puissance rivalisant avec les processus naturels. Parallèlement, le « tournant ethnographique », énoncé par Joseph Kosuth, se distingue de ces pratiques. Il retient particulièrement mon attention et demande à être explicité au regard des transformations, orchestrées par Clifford Geertz et James Clifford, que la discipline ethnographique vit dans les années quatre-vingt. À la fin des années quatre-vingt-dix, la critique émise par Hal Foster définissant un nouveau paradigme, celui de l’artiste comme ethnographe (ou cartographe), nous le verrons, rencontre pourtant un certain nombre de limites. C’est à ces problématiques historiques, que je propose de confronter ma pratique. En effet, si elle entretient des rapports avec l’ethnographie, quels sont-ils ? Les « contextes » des projets artistiques que je développe ont-ils quelque chose à voir avec le « terrain » qui fonde la discipline ethnographique ? Quels sont les liens entre les collaborations que je mène et les rencontres indissociables de la pratique de l’ethnographe ? S’agit-il d’une esthétique de l’appropriation ou de l’interaction ?
Communs à l’ethnographie et aux domaines artistiques, le terrain et les spécificités du site (Site-Specificity), sont des données dont les artistes se sont emparés depuis les années soixante. À cela s’ajoute que « l’activité » a été privilégiée à la création d’objets en atelier.
La performance et l’art conceptuel engagent la dématérialisation de l’art que Lucy Lippard met en lumière. Ce « dé-oeuvrement » (Stephen Wright) participe d’une critique marxiste de la réification et des modes de représentation politique et artistique en général. Pour ma part, soucieuse de faire du contexte de travail dans lequel s’engage la collaboration le lieu de l’expérience artistique, je reste fidèle à l’activité, que je situe entre le rituel (Erving Goffman) et l’« activité » (activity) que définit Allan Kaprow. Bien sûr, ce choix participe aussi du fait qu’il n’est pas question pour moi de « représenter » ceux avec qui je mène la collaboration.
Comme, par exemple, les objets forts en Afrique de l’Ouest (Marc Augé, Jean-Paul Colleyn), la sculpture qui naît de cette praxis ne réifie pas l’Autre, mais la relation. Distinct de l’analyse marxiste de la fétichisation de la marchandise, l’objet ne dissimule pas la relation, il la rend possible et visible. Donc, ni dé-oeuvrement, ni dématérialisation, une sculpture donne corps à la relation par l’activité ; indissociables de l’intersubjectivité, ses « recettes » de fabrication fondent la relation. L’objet est alors investi par l’action. Dans ce sens, c’est parce que certains fétiches (Boliw) font écho, par leurs techniques de création et leur rôle social, à ma pratique de la sculpture, qu’ils m’intéressent. De la même manière, les tricots réalisés dans le local de l’Association sont mis en perspective grâce à une autre pratique, celle du kolam, que je découvre en Inde. Le kolam est un dessin, mais aussi une pratique rituelle visant à mettre l’habitat sous de bons auspices. Évidemment, mes sculptures sont de nature différente de ces objets forts ou dessins actifs, mais il est pourtant possible d’établir des parallèles avec ces artefacts magiques et socialement efficaces.
À l’instar de John Dewey, je pense « l’art comme expérience ». La mise à distance de cette dernière permet de la formaliser comme une expérience. Cette philosophie englobe généreusement toutes les étapes des projets artistiques, de la conception à l’exposition. D’un point de vue pragmatique, préférer l’activité (vita activa) comme rapport au monde participe d’un principe d’apprentissage qui accompagne la redéfinition du concept d’expérience à la naissance de la science moderne. L’expérience devenue scientifique chasse l’expérience traditionnelle (Hannah Arendt). Alors que, pour Walter Benjamin, la tradition permettait à l’expérience d’être transmise, la modernité en annonce la fin. Pour ma part, je tente de la rendre possible par l’activité, le geste et sa répétition. Deux sortes d’expérience se croisent donc dans ma pratique, celle de Dewey, englobante, et celle de Benjamin qui répond à la rencontre comme intersubjectivité et connaissance (expérience du monde) transmise par la parole et le geste.
J’évoquais plus haut le déplacement de mon « atelier » dans le local de l’Association des femmes maliennes ainsi que ceux effectués vers l’Inde, le Vietnam et le Cambodge. Benjamin associe l’expérience aux voyages et aux temps anciens. Elle est transmise par les grands voyageurs autant que par les paysans garants de la mémoire. Évidemment, la figure du voyageur n’est plus la même que dans les années trente. Elle ne se confond pas non plus avec celle de l’ethnographe ni avec celle du migrant ni encore, avec celle du touriste. Pour Benjamin, comme pour Segalen, l’altérité est autant celle vécue dans des mondes lointains que l’expérience d’un lieu voisin. Je pars à pied à Saint-Denis. Aujourd’hui, la mondialisation et la globalisation des capitaux imposent de nouveaux rapports au « voyages », qui supposent la mise à distance des attitudes orientalistes et culturalistes. Les « pensées métisses » (Serge Gruzinski, François Laplantine, Alexis Nouss), la « poétique de la Relation » et les théories postcoloniales (Homi Bhabha), m’amènent à penser ma pratique artistique de manière réflexive quant aux façons de percevoir le divers. Ce que je peux transmettre, je l’ai acquis par l’expérience de l’altérité. Il est incontestable que celle-ci s’atténue par la parole et l’échange. Pourtant son « opacité » et l’écart (hybridité et traduction) qu’elle ménage sont la « diversalité » (Édouard Glissant) grâce à laquelle naît la poétique de la Relation. Ainsi, je mets à l’épreuve les capacités qu’a ma pratique de ménager une place à l’autre plutôt que de m’en faire la porte-parole. D’ailleurs, dans mon travail, l’« autre » n’est jamais « l’autre en général », mais toujours celui ou celle avec qui je collabore. Il s’agit, chaque fois, d’expériences spécifiques. Je ne cherche jamais à généraliser, à faire des discours ou à moraliser des attitudes.
Si le travail avec l’Association des femmes maliennes s’intéressait plus spécifiquement à la parole (langues et cultures) et à la relation, le travail sur le kolam et les marches menées à Saint-Denis se penchent sur des territoires et des pratiques de lieux devenant « espaces » selon la distinction établie par Michel de Certeau. À travers tous ces projets, le motif du seuil revient de manière constante. Ces seuils sont tour à tour : entre-deux, frontières, tiers-espace (Homi Bhabha), communitas (Victor W. Turner), no man’s land. Ils sont autant l’écart infranchissable d’une langue à l’autre ou, de manière métaphorique, une modalité de relation sociale que, de manière très concrète, le lieu architectural sur lequel est tracé le kolam ou le passage que nous traversons sous l’échangeur de l’autoroute en marchant de Paris à Saint-Denis. Ayant constaté cette récurrence, il ne suffisait pas de penser cet entre-deux comme une simple jonction, renforçant la partition centre/périphérie, mais de les penser comme lieux plutôt que comme des « non-lieux » (Marc Augé). Ce sont des espaces habités à partir desquels peuvent se développer des relations. Ils sont chargés d’histoires. Si la relation et sa réification (sculptures) naissent de l’activité, ce sont des documents qui prennent forme à partir de ces pratiques de lieux et de ces expériences transmises. Ce sont des documentaires ou de simples informations qui participent d’un parti-pris du document (Jean-François Chevrier, Philippe Roussin), nécessitent l’écoute et, il me semble, des procédures dialogiques (Marc Pataut). Enfin, si l’intention est de mener une pratique de l’activité qui rende possible la collaboration et le surgissement de l’expérience, de manière générale sculpture et image sont pensées en termes de document d’expérience (Jean-François Chevrier). Ainsi, les problématiques qui accompagnèrent cette recherche pratique et théorique sont les suivantes : que révèle la création et la présentation d’objets et de documents dans des expériences postcoloniales d’activités artistiques menées dans des situations locales ? de quelle nature sont les relations entre activité, documents et œuvres ?”
“L’année où je commence cette thèse est l’année où je fais la connaissance d’Hawa Camara, médiatrice de l’Association des femmes maliennes de Montreuil (AFMM). À partir de cette rencontre, et pendant quatre ans, mon activité artistique s’est déplacée dans le local associatif où, chaque mercredi, pour un après-midi de « convivialité » et de couture, se réunissent des femmes d’origine malienne résidant à Montreuil. Après une première rencontre pour la journée internationale de la Femme en 2004, l’expérience s’est poursuivie grâce à des pratiques dites féminines comme la couture et le tricot. Chaque semaine, le travail artistique, vecteur d’étonnement et parfois d’incompréhension, a engendré le dialogue. Ma position d’étrangère au groupe était redoublée par l’expérience d’étrangeté liée à l’immersion dans l’atelier, pendant quelques heures par semaine, dans une culture, une langue, une réalité sociale différentes de la mienne.
Si rendre compte du double cheminement plastique et théorique d’une pratique artistique en collaboration est l’enjeu de cette thèse, il s’agit pour moi de revenir sur les chemins empruntés et, avant tout, sur les personnes rencontrées. Il convient donc d’insister sur ce projet, fondateur pour ma pratique, que j’ai mené conjointement avec ces femmes pendant ces quatre années. Les circonstances qui l’ont permis sont indissociables de mes études aux Beaux-Arts de Paris que j’intègre en 2003, dans l’atelier de Marc Pataut et de Patrick Faigenbaum. J’y rencontre les membres du collectif Des Territoires, qui s’est constitué, d’une part, après une intervention pédagogique que ces deux artistes avaient menée dans l’école avant d’y enseigner et, d’autre part, autour d’un séminaire dirigé par Jean-François Chevrier qui enseigne l’histoire de l’art dans cette même institution. Invité par la Maison Populaire de Montreuil, le collectif commençait un projet de recherches prenant pour thème cette même ville. Le groupe avait déterminé cinq axes de recherches auxquels ils travaillaient par petits groupes : le passé communiste, les grands ensembles, la zone pavillonnaire, les murs à pêches et la communauté malienne. C’est à cette occasion qu’il m’a été proposé de travailler avec deux photographes, Anisa Michalon et Claire Soton, et de rencontrer les membres de l’Association. Alors que ma collaboration avec le groupe Des Territoires s’est assez vite arrêtée, mon travail avec l’Association des femmes maliennes s’est poursuivi.
Quand je suis allée leur rendre visite pour la première fois, elles cousaient des boubous pour une fête qu’elles organisaient en l’honneur de la journée de la Femme. Je choisis de participer à leur activité, mais en employant une autre technique de fabrication. Intervenant dans le champ des arts plastiques, il n’y avait a priori pas de raison pour je calque mon activité sur la leur. Je réalisais donc un premier objet-boubou, Conversation, selon la technique suivante : je découpais le tissu avec lequel sont fabriqués les boubous, le wax, en minces rubans et, après l’avoir découpé, je faisais de ces bandes — en les nouant les unes aux autres — des pelotes que je tricotais. Par la suite, d’autres sculptures et installations ont été réalisées grâce à cette technique ou avec du wax : Chutes (2004), Calebasses (2006), Sur le seuil du divers (2006). Alors qu’auparavant ma pratique (photographique et vidéo) se développait autour de problématiques critiques sur le pouvoir des images et la manipulation de celles-ci par les médias, pour ce projet, je mis volontairement l’image de côté. Ce choix s’imposait par le contexte dans lequel allait se développer le projet, nous le verrons.
D’autres projets ont suivi. La plupart ont été engagés lors de voyages, notamment au Cambodge, au Vietnam et en Inde. À Phnom Penh, en 2004, je réalise avec deux autres étudiantes des Beaux-Arts de Paris et deux étudiants cambodgiens de l’Université royale des Beaux-Arts de Phnom Penh, des vêtements « activés » pendant une action, Nets, à partir d’habits traditionnels Khmer. Au Vietnam, en 2005, je réalise en collaboration avec un autre artiste, Julien Pastor, une série de pièces dont, notamment, une photographie (Binh Phung ou à l’abri du vent), une sculpture (L’obstacle) et une installation vidéo (Karaoké-Marathon), pour une exposition au centre culturel français de Hanoï. Puis, en Inde, entre 2004 et 2005, je tourne un film vidéo documentaire Quand la main dessine, sur une pratique rituelle, le kolam, et réalise aussi une série de photographies, présentée en diaporama, De seuils en façades. L’intérêt que je porte au kolam s’était déjà manifesté ces mêmes années par une série de performances et par un objet, un « paillasson-kolam », exposé en 2005 sur le seuil de la villa Savoye à Poissy. En 2004, une des performances, Kolam, avait eu lieu dans un appartement privé et, en 2005, l’action Citoyennes tricoteuses s’était déroulée sur le seuil de l’Institut finlandais à Paris. Enfin, depuis deux ans maintenant, je mène une recherche à Saint-Denis, autour de la légende du saint céphalophore Denis. Cette recherche s’est concrétisée, en 2007, par la création de deux vidéos, Un pointillé sur une carte et Plaine, ainsi que par une série de sculptures en argile, Sans tête, modelées lors d’une action collective avec des habitants de Saint-Denis et des passants sur le parvis de la basilique de cette même ville. C’est donc à partir de l’étude de ces œuvres et de ces actions que la thèse se développera.
Ces divers projets sont des collaborations à partir de rencontres suscitées en engageant une activité dans des territoires spécifiques. Photographies, sculptures, activités et films vidéos prennent forme selon des modalités diverses allant de la restitution d’expérience à des actions collectives. Chaque projet induit un certain nombre de questions qui visent à déterminer les problématiques et choix opératoires propres à une pratique de la collaboration cherchant à vivre et à formaliser des expériences. Autrement dit, il s’agit de comprendre comment se crée et se développe une relation intersubjective, et comment faire œuvre à partir de celle-ci en favorisant des procédures dialogiques. Avant d’engager ces collaborations qui se construisent dans des contextes qui sont le plus souvent les reflets du monde globalisé et postcolonial actuel, je détermine un positionnement qui est, chaque fois, spécifique. Généralement, il se situe à mi-chemin entre, d’une part, un modèle méthodologique et réflexif qui serait ethnographique, à la fois par l’acquisition de connaissances et par l’expérience acquise grâce à une collaboration, et, d’autre part, un autre « modèle » de rapport au monde et à l’altérité qui serait, simplement, celui du voyageur dont le « déplacement » favoriserait une esthétique du Divers (Victor Segalen) et une poétique de la Relation (Édouard Glissant). Ainsi, nous comprenons que je préfère à l’art contextuel (Paul Ardenne) le « terrain » de l’ethnographe, et à l’art relationnel (Nicolas Bourriaud) la poétique créolisée d’Édouard Glissant et les Objets relationnels de Lygia Clark qui se démarquent « d’une politique de la subjectivation marquée par l’individualisme » (Suely Rolnik).
Si ces problématiques se posent au regard d’une pratique qui m’est personnelle, je les envisage aussi à partir d’œuvres d’artistes modernes et contemporains. Cette recherche d’un positionnement adapté à des situations spécifiques et au contexte actuel dans lequel je vis, en France, ne transite pas simplement par une recherche plastique, elle est naturellement accompagnée par l’histoire de l’art. Bien qu’il ne se soit agi à aucun moment de « collaboration », l’impact que représenta, au début du siècle, la prise en compte d’autres modes de représentation par les artistes primitivistes est fondamental. Mes réflexions rencontrent les pratiques de ces artistes à travers la question de « l’appropriation » (Arnd Schneider) et par la manière dont s’appréhende, d’un point de vue artistique, la rencontre avec une autre culture. De plus, cette attitude productrice d’art, selon l’expression que Robert Goldwater employait pour définir le primitivisme, est à l’origine de la contiguïté, selon l’expression de Jean Jamin, entre art et ethnographie. Au-delà du primitivisme, c’est la figure de Michel Leiris qui m’intéresse en particulier, dans la mesure où cet auteur occupe une place déterminante dans la réduction des frontières entre l’art et l’ethnographie. Mais, globalement, le moment le plus significatif semble être la publication de la revue Documents. Les individus qui y collaborent, autant que les rapprochements ménagés par les associations entre le texte et les images mais aussi entre les disciplines, m’interpellent au regard de ma pratique. Les collaborations entre artistes et ethnographes — voire, comme dans le cas de Leiris, le devenir ethnographe de l’artiste — font bien plus écho à mes problématiques que l’attitude primitiviste qui consiste à emprunter des formes et des techniques sans souci de ce qu’elles représentent, autrement dit décontextualisées.
Dans les années soixante, les artistes néo-primitivistes font des performances qu’ils définissent comme des rituels et étendent leurs intérêts à une nature envisagée comme un lieu symbolique et idéalisé, d’une primitivité et d’un archaïsme qui accueille leurs oeuvres monumentales en leur conférant une puissance rivalisant avec les processus naturels. Parallèlement, le « tournant ethnographique », énoncé par Joseph Kosuth, se distingue de ces pratiques. Il retient particulièrement mon attention et demande à être explicité au regard des transformations, orchestrées par Clifford Geertz et James Clifford, que la discipline ethnographique vit dans les années quatre-vingt. À la fin des années quatre-vingt-dix, la critique émise par Hal Foster définissant un nouveau paradigme, celui de l’artiste comme ethnographe (ou cartographe), nous le verrons, rencontre pourtant un certain nombre de limites. C’est à ces problématiques historiques, que je propose de confronter ma pratique. En effet, si elle entretient des rapports avec l’ethnographie, quels sont-ils ? Les « contextes » des projets artistiques que je développe ont-ils quelque chose à voir avec le « terrain » qui fonde la discipline ethnographique ? Quels sont les liens entre les collaborations que je mène et les rencontres indissociables de la pratique de l’ethnographe ? S’agit-il d’une esthétique de l’appropriation ou de l’interaction ?
Communs à l’ethnographie et aux domaines artistiques, le terrain et les spécificités du site (Site-Specificity), sont des données dont les artistes se sont emparés depuis les années soixante. À cela s’ajoute que « l’activité » a été privilégiée à la création d’objets en atelier.
La performance et l’art conceptuel engagent la dématérialisation de l’art que Lucy Lippard met en lumière. Ce « dé-oeuvrement » (Stephen Wright) participe d’une critique marxiste de la réification et des modes de représentation politique et artistique en général. Pour ma part, soucieuse de faire du contexte de travail dans lequel s’engage la collaboration le lieu de l’expérience artistique, je reste fidèle à l’activité, que je situe entre le rituel (Erving Goffman) et l’« activité » (activity) que définit Allan Kaprow. Bien sûr, ce choix participe aussi du fait qu’il n’est pas question pour moi de « représenter » ceux avec qui je mène la collaboration.
Comme, par exemple, les objets forts en Afrique de l’Ouest (Marc Augé, Jean-Paul Colleyn), la sculpture qui naît de cette praxis ne réifie pas l’Autre, mais la relation. Distinct de l’analyse marxiste de la fétichisation de la marchandise, l’objet ne dissimule pas la relation, il la rend possible et visible. Donc, ni dé-oeuvrement, ni dématérialisation, une sculpture donne corps à la relation par l’activité ; indissociables de l’intersubjectivité, ses « recettes » de fabrication fondent la relation. L’objet est alors investi par l’action. Dans ce sens, c’est parce que certains fétiches (Boliw) font écho, par leurs techniques de création et leur rôle social, à ma pratique de la sculpture, qu’ils m’intéressent. De la même manière, les tricots réalisés dans le local de l’Association sont mis en perspective grâce à une autre pratique, celle du kolam, que je découvre en Inde. Le kolam est un dessin, mais aussi une pratique rituelle visant à mettre l’habitat sous de bons auspices. Évidemment, mes sculptures sont de nature différente de ces objets forts ou dessins actifs, mais il est pourtant possible d’établir des parallèles avec ces artefacts magiques et socialement efficaces.
À l’instar de John Dewey, je pense « l’art comme expérience ». La mise à distance de cette dernière permet de la formaliser comme une expérience. Cette philosophie englobe généreusement toutes les étapes des projets artistiques, de la conception à l’exposition. D’un point de vue pragmatique, préférer l’activité (vita activa) comme rapport au monde participe d’un principe d’apprentissage qui accompagne la redéfinition du concept d’expérience à la naissance de la science moderne. L’expérience devenue scientifique chasse l’expérience traditionnelle (Hannah Arendt). Alors que, pour Walter Benjamin, la tradition permettait à l’expérience d’être transmise, la modernité en annonce la fin. Pour ma part, je tente de la rendre possible par l’activité, le geste et sa répétition. Deux sortes d’expérience se croisent donc dans ma pratique, celle de Dewey, englobante, et celle de Benjamin qui répond à la rencontre comme intersubjectivité et connaissance (expérience du monde) transmise par la parole et le geste.
J’évoquais plus haut le déplacement de mon « atelier » dans le local de l’Association des femmes maliennes ainsi que ceux effectués vers l’Inde, le Vietnam et le Cambodge. Benjamin associe l’expérience aux voyages et aux temps anciens. Elle est transmise par les grands voyageurs autant que par les paysans garants de la mémoire. Évidemment, la figure du voyageur n’est plus la même que dans les années trente. Elle ne se confond pas non plus avec celle de l’ethnographe ni avec celle du migrant ni encore, avec celle du touriste. Pour Benjamin, comme pour Segalen, l’altérité est autant celle vécue dans des mondes lointains que l’expérience d’un lieu voisin. Je pars à pied à Saint-Denis. Aujourd’hui, la mondialisation et la globalisation des capitaux imposent de nouveaux rapports au « voyages », qui supposent la mise à distance des attitudes orientalistes et culturalistes. Les « pensées métisses » (Serge Gruzinski, François Laplantine, Alexis Nouss), la « poétique de la Relation » et les théories postcoloniales (Homi Bhabha), m’amènent à penser ma pratique artistique de manière réflexive quant aux façons de percevoir le divers. Ce que je peux transmettre, je l’ai acquis par l’expérience de l’altérité. Il est incontestable que celle-ci s’atténue par la parole et l’échange. Pourtant son « opacité » et l’écart (hybridité et traduction) qu’elle ménage sont la « diversalité » (Édouard Glissant) grâce à laquelle naît la poétique de la Relation. Ainsi, je mets à l’épreuve les capacités qu’a ma pratique de ménager une place à l’autre plutôt que de m’en faire la porte-parole. D’ailleurs, dans mon travail, l’« autre » n’est jamais « l’autre en général », mais toujours celui ou celle avec qui je collabore. Il s’agit, chaque fois, d’expériences spécifiques. Je ne cherche jamais à généraliser, à faire des discours ou à moraliser des attitudes.
Si le travail avec l’Association des femmes maliennes s’intéressait plus spécifiquement à la parole (langues et cultures) et à la relation, le travail sur le kolam et les marches menées à Saint-Denis se penchent sur des territoires et des pratiques de lieux devenant « espaces » selon la distinction établie par Michel de Certeau. À travers tous ces projets, le motif du seuil revient de manière constante. Ces seuils sont tour à tour : entre-deux, frontières, tiers-espace (Homi Bhabha), communitas (Victor W. Turner), no man’s land. Ils sont autant l’écart infranchissable d’une langue à l’autre ou, de manière métaphorique, une modalité de relation sociale que, de manière très concrète, le lieu architectural sur lequel est tracé le kolam ou le passage que nous traversons sous l’échangeur de l’autoroute en marchant de Paris à Saint-Denis. Ayant constaté cette récurrence, il ne suffisait pas de penser cet entre-deux comme une simple jonction, renforçant la partition centre/périphérie, mais de les penser comme lieux plutôt que comme des « non-lieux » (Marc Augé). Ce sont des espaces habités à partir desquels peuvent se développer des relations. Ils sont chargés d’histoires. Si la relation et sa réification (sculptures) naissent de l’activité, ce sont des documents qui prennent forme à partir de ces pratiques de lieux et de ces expériences transmises. Ce sont des documentaires ou de simples informations qui participent d’un parti-pris du document (Jean-François Chevrier, Philippe Roussin), nécessitent l’écoute et, il me semble, des procédures dialogiques (Marc Pataut). Enfin, si l’intention est de mener une pratique de l’activité qui rende possible la collaboration et le surgissement de l’expérience, de manière générale sculpture et image sont pensées en termes de document d’expérience (Jean-François Chevrier). Ainsi, les problématiques qui accompagnèrent cette recherche pratique et théorique sont les suivantes : que révèle la création et la présentation d’objets et de documents dans des expériences postcoloniales d’activités artistiques menées dans des situations locales ? de quelle nature sont les relations entre activité, documents et œuvres ?”