Texte publié dans Le Magasin du XIXe siècle, n°2, 2012. Compte-rendu de l'exposition Exhibitions. L’invention du Sauvage, Paris, Musée du Quai Branly, du 29 novembre 2011 au 3 juin 2012.
Si l’observation curieuse d’individus originaires de contrées lointaines existe depuis que les hommes voyagent, c’est bien les entrepreneurs du XIXe siècle qui transformèrent cette observation en spectacle et cette curiosité en objet d’étude. La grande époque des exhibitions humaines était aussi celle des empires coloniaux dont ces expositions légitimaient la « mission civilisatrice ». Ces zoos humains modelèrent notre altérité en définissant le modèle de « l’Autre », monstrueux puis sauvage, cannibale, polygame et surtout d’une couleur de peau, elle aussi « autre ». De novembre 2011 à juin 2012, le musée du Quai Branly a présenté une exposition Exhibitions. L’invention du Sauvage retraçant l’histoire de ces phénomènes si communs à l’époque et si inconcevables de nos jours. Cette exposition nous permet de voir comment ces « villages indigènes », au coeur des expositions universelles et coloniales coexistaient avec la naissance de l’anthropologie physique et des théories raciales et comment s’est construit le racisme ordinaire. Le travail que mènent, depuis de nombreuses années, les membres du groupe de recherche Achac (Groupe de recherche Achac « Colonisation, immigration, post-colonialisme » : www.achac.com) sur la question coloniale est passionnant. Plusieurs articles, l’ouvrage Zoos humains et exhibitions coloniales aux éditions de la Découverte ainsi que cette exposition en témoignent. Un très grand nombre de documents sont présentés dans l’exposition et nous renseignent sur le nombre considérable d’images destinées pour la plupart à la vente, à la publicité et à la propagande qui furent produites autour de ces exhibitions. Ces images sont des cartes postales, des affiches, des photographies, des gravures de presse, quelques peintures mais aussi des artefacts. Étudier ces documents et ces oeuvres permet d’illustrer ces événements historiques et de les rendre sensibles, d’en mesurer l’impact sur notre culture visuelle actuelle. Mais est-ce qu’une exposition est seulement la mise en image d’un discours ? Et qu’en est-il de la dimension réflexive que l’on pourrait attendre d’un musée des cultures du monde quant à l’impact idéologique de sa muséographie ? Cette question s’impose quand l’objet de la présentation est justement une question « d’exposition/exhibition ». Dès la troisième salle de l’exposition, un espace est réservé à la célèbre Vénus d’Hottentote. On y trouve un portrait anthropométrique de Saartjie Baartman par Louis Rousseau ainsi qu’un petit théâtre d’ombre. Par transparence apparaît à intervalles réguliers la silhouette de la Vénus. Étonnante mise en scène qui place le visiteur actuel dans la position voyeuriste de l’époque et qui simultanément réifie une nouvelle fois cette personne. Dans cette même salle, un texte évoque sa dissection, le moulage de son corps et sa présentation à l’exposition universelle de 1889. Cette exhibition perdurera jusqu’en 1976 au Musée de l’Homme. Plus loin dans l’exposition, nous apprenons que son corps a été rendu à l’Afrique du Sud en 2002. Comment décrire cette histoire dans un musée dont les collections proviennent en grande partie du Musée de l’Homme et dont les modes d’acquisition font parfois écho à l’histoire de ce moulage sur nature ? Comment exposer l’ambivalence de cette situation ? La complexité augmente quand, pour accéder à l’exposition temporaire, nous traversons les collections permanentes plongées dans une obscurité qui suggère certainement les profondeurs des forêts tropicales s’opposant, cela va sans dire, à « nos » Lumières ; après avoir longé les murs recouverts d’un cuir suggérant, peut-être, l’animalité ou le rapport à la terre (comme on dit) de « ces » peuples et après avoir regardé des objets magnifiés, protégés, conservés, hors contextes et hors d’usages… À l’orée du bois de Vincennes, près de la commune de Nogent-sur-Marne, un lieu témoigne de ce passé et de deux expositions coloniales (1905-1907) ayant accueillies des « villages indigènes ». Il s’agit du Jardin d’agronomie tropical, anciennement nommé « Jardin colonial ». L’état de ce lieu, en ruine et à l’abandon témoigne – comme cette exposition – de la difficulté à faire exister ce passé dans l’actualité, c’est-à-dire dans la ville, comme dans les musées.